Patrick Modiano:
"Mon Paris n'est pas un Paris de nostalgie mais un Paris rêvé"
P.M. Oui, cette idée m'est
venue un jour que je me promenais dans un quartier neuf de Paris. J'ai eu une
impression qui me semblait relever d'un livre ou d'un film de science-fiction :
dans ce quartier de tours où je ne reconnaissais plus les anciennes rues, j'ai
eu le sentiment que, peut-être, il y avait une sorte de vie parallèle où les
gens étaient restés les mêmes qu'alors. Comme s'il y avait, en effet, des
corridors du temps où les gens restaient exactement tels qu'ils étaient lorsque
vous les aviez vus quarante ans plus tôt. Je me souviens d'avoir lu une
anthologie de science-fiction qui réunissait des textes étonnants sur le temps.
Ça m'avait fasciné. Je suis incapable d'écrire un roman de science-fiction mais
tout ce qui concerne cet univers m'a toujours intéressé. L'idée qu'il puisse y
avoir des poches dans Paris où les gens que vous avez connus quand vous étiez
très jeune, en 1967, par exemple, continuent à vivre exactement comme ils le
faisaient alors, cette idée folle d'un temps qui n'évolue pas me fascine.
Quelquefois, on rencontre des gens qui continuent de vivre dans une sorte de
jeunesse pétrifiée - c'est de plus en plus difficile à mon âge car beaucoup
sont morts. Je me souviens avoir revu, du côté du boulevard Saint-Michel,
quelqu'un qui, à 75 ans, continuait à ressembler à un étudiant ! Je m'étais dit
que cette sorte d'arrêt du temps, cette sorte d'anachronisme était proprement
fabuleux. C'était presque de la science- fiction : cet homme était comme en
1967 mais avec quarante ans de plus et ne paraissait pas avoir vieilli... Cette
rencontre est sans doute l'un des points de départ inconscients de L'horizon.
[...]
Vous comparez la forme et l'évolution
d'une ville à l'évolution d'une vie : "Mais cette ville a mon âge. Moi
aussi, j'ai essayé de construire, au cours de ces dizaines d'années, des
avenues à angle droit, des façades bien rectilignes, des poteaux indicateurs
pour cacher le marécage et le désordre originels, les mauvais parents, les
erreurs de jeunesse. Et malgré cela, de temps en temps, je tombe sur un terrain
vague qui me fait brusquement ressentir l'absence de quelqu'un, ou sur une rangée
de vieux immeubles dont les façades portent les blessures de la guerre, comme
un remords." Jusqu'où ce parallèle est-il valable ?
P.M. J'ai toujours écrit
sur Paris. Ce passage-là s'applique à Berlin. Cette ville est à l'image même de
ce qui a pu se produire pour des gens de ma génération : c'était une ville en
ruine en 1945, reconstruite, divisée, politiquement instable. En
reconstruisant, ils ont essayé de bâtir des allées rectilignes sur des
marécages, tout a été bétonné mais en laissant ici ou là quelques terrains
vagues... Cette ville me fascine parce qu'elle a mon âge, en quelque sorte.
Paris me rappelle mon adolescence, certains quartiers ont été détruits, mais
Paris n'a pas mon âge, loin de là. Berlin, si. Enfin, c'est l'impression que
j'ai et qui est très troublante. J'ai toujours eu l'impression d'être né à
cause du chaos de la Deuxième Guerre mondiale. Et j'ai toujours eu l'impression
qu'écrire consistait à tenter de mettre de l'ordre dans le chaos. Alors, oui,
Berlin reconstruite à partir de ruines avec ces lignes droites par-dessus des
marécages me parle énormément.
Quand vous avez l'impression d'être né dans des
conditions bizarres, ce qui est mon cas, vous avez tendance à essayer de
trouver des points de repère. Ces allées de Berlin-Est, rectilignes, pour
oublier le passé, c'est la même chose, me semble-t-il. Longtemps j'ai cru que
faire de la littérature avec ces choses chaotiques était un handicap et
j'enviais ceux qui pouvaient écrire sur la nature, la campagne, comme les
grands romanciers anglais du XIXe siècle. Moi, je suis prisonnier des hasards
du lieu et de l'époque où je suis né, ce qui a fait de moi un écrivain urbain,
un écrivain des villes, qui regarde les allées rectilignes et recherche les
terrains vagues.
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